« Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été ».
Je ne connaissais pas Annie Ernaux. Son dernier livre, en revanche, a fait l’objet d’une médiatisation telle qu’il était difficile de passer à côté. Livre autobiographique, Mémoire de fille semble avoir été difficile à accoucher tant les années racontées ont été fondatrices d’un soi pas toujours assumé, parfois volontairement oublié. Livre personnel et nécessaire, écriture ou réécriture du soi, qu’en est-il ?
Au pays de : « Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’Orne. Nuit dont l’onde de choc s’est propagé violemment dans son corps et sur son existence durant deux années ».
Les premiers mots d’Annie Ernaux sont magnifiques. Le prologue qu’ils composent pourrait presque avoir valeur de conclusion. Comme une mise en garde, une leçon, un constat de vie, Annie Ernaux nous indique le sujet auquel elle va se confronter : l’effacement du soi dans le rapport à l’Autre : « Ni soumission, ni consentement, seulement l’effarement du réel […] ».
L’indifférence
A priori, cela tombe plutôt mal. Si c’est un thème qui dans l’absolu me touche particulièrement dans la vie réelle, c’est paradoxalement un sujet (l’adolescent-e, soumis-e à la loi sociale d’un groupe) qui peut vite m’irriter s’il est mal abordé.
Malheureusement, mon irritation se transforme en une sorte d’indifférence. Je regarde de haut cette fille qui, prête à tout pour devenir femme, donne à voir tout ce qu’elle a de plus adolescent, voire enfantin dans ses comportements. D’indifférente, je m’agace.
Lire les passages de sa jeunesse me renvoie à la mienne, à tous les comportements que je ne comprenais déjà pas à l’époque. Pourquoi doit-on correspondre à des normes, à des cases ?Entrer dans des moules ? Porter une étiquette ? Pourquoi ces filles veulent à tout prix être quelqu’un. Ne le sont-elles pas déjà, quelqu’un ?
Annie Ernaux réussit à me porter à nouveau dans cette période où m’animait l’incompréhension de la nécessité de rapports humains normés. Elle me fait revivre mes questionnements, mes agacements viscéraux. Ma violence intérieure contre ces règles tacites, mais réelles, régissant les rapports entre enfants, adolescents, jeunes adultes. Les phénomènes de groupe.
C’est dur, c’est violent, c’est triste.
L’attendrissement
« Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? »
Mais parce qu’Annie Ernaux revient sur cette période de sa vie, avec distance, mon intérêt demeure. Pourquoi un seul épisode de la vie d’une adolescente peut marquer à jamais la trajectoire de la femme qu’elle deviendra ?
L’approfondissement
« C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture ».
Ce n’est donc pas un roman. C’est une réflexion nécessaire sur un soi passé, fondateur du soi présent. L’auteure reconstruit son journal intime de l’époque, partagée entre les photos du temps passé, alors écrit au présent et au je, et la distance du temps futur - présent inaltérable.
Ce n’est pas un roman, plus qu’un journal intime, c’est aussi un livre sur la mémoire au sens propre. Peut-on revenir sur un évènement passé en le racontant par le prisme de ses sentiments de l’époque ? Si non alors, peut-on tout appréhender encore ? Tout comprendre de son ancien moi ? Apprivoise-t-on ses anciens soi ou vivent-ils en eux-mêmes plus qu’en nous ?
La phrase : « D’avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer ».
Le tip : Ne vous y trompez pas, il n’y a pas de « s » à Mémoire de fille, là est toute la subtilité.
L’itinéraire : Annie Ernaux, Mémoire de fille, Éditions Gallimard, 2016. 152 p.