Avec Soufi Mon amour et La bâtarde d’Istanbul, j’avais été impressionnée par la capacité d’Elif Shafak de construire une histoire autant que des personnages, et de réussir à inclure tous les paradoxes et complexités de l’identité turque dans des histoires vibrantes et attachantes. Trois filles d’Ève est d’une tout aussi grande envergure, il m’a pourtant moins convaincue.
Au pays de : « Peri est mariée à un riche promoteur. Au cours d’un grand diner dans une somptueuse villa du Bosphore, chacun commente les événements dramatiques que vit la Turquie. Peri, elle, se remémore sa jeunesse, les affrontements entre son père laïc et sa mère très pieuse, puis entre ses deux amies lorsqu’elle était étudiante à Oxford […]. Elle repense aussi à Azur, le flamboyant professeur de philosophie qui les a réunies. Au fil des souvenirs, cette soirée fera surgir les impasses dans lesquelles se débat la société turque, coincée entre modernité et tradition. »
L’intention suffit-elle toujours ?
Et l’intrigue peut-elle seulement tenir lieu de prétexte à la transmission de messages politiques ?
Elif Shafak écrit la Turquie. Elle la décrit (et l’a décrite) avec autant de violence que de douceur. Certainement pas complaisante, l’auteure a prouvé plus d’une fois sa grande qualité de pédagogue sur un sujet particulièrement délicat et actuel, sans jamais céder à des facilités de plume ou de clichés.
L’intention de Trois filles d’Ève est ambitieuse. Au travers des yeux d’une jeune fille qui a toujours vécu littéralement au milieu des multiples identités de son pays, Elif Shafak poursuit son parcours sur le chemin de la recherche critique et éclairée de ce que représente la Turquie d’aujourd’hui, pointant avec conviction ses contradictions et sa magie. La religion, la philosophie, la politique, la place de la femme, le rapport à l’homme, le port du voile, la culture, l’éducation, la modernité et la tradition, « tout y passe » avec habileté.
Mais peut-être est-ce là que le bât blesse. Tout y passe dans un enchevêtrement coloré de temporalités et de situations qui n’ont pas la possibilité de prendre vie et de faire réellement sens chez le lecteur. Pour aller plus vite, et pour s’assurer de tout pouvoir « caser », l’auteure donne l’impression de n’avoir travaillé qu’à gros traits les personnalités de ses protagonistes (pourtant trois fortes femmes, c’est le sujet affiché du roman, en tout cas, tel est ce que le titre nous vend). Les clichés (adolescents), certes efficaces dans une narration qui a tant à couvrir, sont légion et faciles, et presque un peu simplistes pour une trame de fond si puissante.
Or, Peri (comme Shirin et Mona, les deux autres femmes) existe. Elle incarne une réalité. Elle mérite d’être représentée et décryptée. J’aurais aimé mieux la connaître, mieux la comprendre. Pourtant, après plus de 500 pages, elle me demeure toujours étrangère, parfois incohérente, déconnectée. Pantin de l’auteure et d’un sujet.
J’aurais aimé plus, j’aurais aimé moins. Et je me dis que consacrer une fille d’Ève à la fois aurait sans doute éclairé tous les reliefs et toutes les coutures savamment pensés et relevés par Elif Shafak.
Le tip : Commencer par Soufi mon amour ?
L’itinéraire : Elif Shafak, Trois filles d’Ève, Éditions J’ai lu (Flammarion, 2018). 576 pages.
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